Je n'ai pas de téléphone.
Je n'ai pas de téléphone. Pas de fixe (comme une majorité d'étudiants), mais surtout, pas de téléphone portable. Depuis que j'ai arrêté d'en avoir un, j'ai dû m'expliquer et répondre aux questions de tout un tas de gens, généralement ébahis, qui me demandaient pourquoi, et comment je faisais pour survivre. J'étais bien conscient que c'était plutôt rare aujourd'hui (surtout parmi les jeunes adultes) donc je m'y attendais un peu, mais je ne pensais pas que ce serait à ce point quelque chose d'inconcevable pour autant de gens (y compris des adultes qui, dix ans auparavant, protestaient fermement contre la généralisation de ces appareils).
Du coup, il n'est peut-être pas inutile que je mette en ligne un petit compte-rendu de mon expérience jusqu'à présent — en évoquant aussi bien les raisons qui m'ont poussé à faire ce choix, les changements dans la vie quotidienne que ça a engendré, et les problèmes qu'une telle décision peut créer. Comme ça fait plus de 8 mois que ça dure, je crois que j'ai maintenant une idée assez précise de ce à quoi ressemble une vie sans téléphone portable pour pouvoir écrire un tel article.
Ce billet peut aussi être vu comme un témoignage permettant à d'autres gens, potentiellement tentés par l'idée de se débarrasser de leur téléphone portable, de savoir ce qui les attend :-)
D'avance, désolé pour la longueur du texte qui suit. Il semblerait que je sois proprement incapable d'écrire des trucs courts.
Motifs
En novembre dernier (2013), j'ai perdu mon portable. J'étais embêté. Du coup, je me suis dit que ce serait une excellente occasion pour changer de forfait et passer chez Free. Pour garder mon numéro de téléphone, il me fallait soit ma carte SIM (que j'avais perdue), soit que je récupère mon numéro RIO. Et à cause de détails administratifs stupides qui n'intéresseront personne, ça a commencé à prendre un temps assez long — au bout de deux semaines, je n'avais toujours pas ce numéro, et l'idée de forcer tous mes contacts à changer mes coordonnées m'ennuyait un peu.
À peu près au même moment, une fournée supplémentaire de révélations de Snowden était publiée : en particulier, le 4 décembre, le public apprenait que la NSA intercepte et stocke une quantité hallucinante de données de géolocalisation de téléphones portables à travers le monde. Plus de 5 milliards d'interceptions de ce type par jour ! À cette fréquence, qui peut encore croire que le citoyen moyen n'est pas concerné ? Qui peut être assez naïf pour imaginer que non, vu qu'il n'a rien à se reprocher, personne ne stocke de données intimes le concernant ?
À la suite de ces révélations, j'ai fait en sorte de limiter au maximum les opportunités, pour les agences gouvernementales aussi bien que pour les grandes multinationales, d'obtenir des informations privées me concernant. Je me suis mis à héberger mon propre serveur mail, à signer et chiffrer mes communications dès que possible, à utiliser des adresses à usage unique lorsque je m'inscris sur un site marchand… Mais l'idée que l'on sache en temps réel où je suis, et que l'on puisse reconstituer mon itinéraire (donc mon emploi du temps, mes habitudes de consommation, la liste de mes proches…), ça m'est proprement insupportable. Ça devrait l'être aussi pour vous, d'ailleurs (j'ai passé une bonne demi-heure à sous-titrer cette vidéo en français, prenez donc trois minutes pour la visionner).
Or, il n'existe pas beaucoup d'options pour se protéger contre ce type d'intrusion dans sa vie privée. La géolocalisation d'un téléphone portable éteint ou en mode avion est possible (en anglais), et puis trimballer un téléphone éteint n'a pas beaucoup d'intérêt. Par ailleurs, au bout de deux semaines à vivre sans téléphone, je me suis rendu compte que ne pas avoir de téléphone avait en fait un certain nombre d'avantages, que les inconvénients n'étaient pas si terribles que ça, et que c'était une expérience intéressante d'essayer de s'en passer.
En résumé, c'est un mélange de hasard et de désir de protection de vie privée qui m'ont poussé à ne pas racheter de portable, et j'ai continué par curiosité et après avoir découvert les avantages que ça avait.
Inconvénients, et problèmes rencontrés
Je commence par les points négatifs, pour pouvoir finir sur une note positive : ça correspondra mieux à mon expérience, qui est globalement enthousiasmante (je ne compte pas racheter un téléphone de sitôt, tant que je n'en ai pas besoin professionnellement).
Carte bleue, et achats sur Internet
Le gros morceau. Le système de paiement par carte bleue fonctionnant suivant un protocole d'une stupidité profonde (sérieusement, devoir donner l'intégralité des informations de sa carte au moindre site marchand, qui pourrait très bien les utiliser pour vider le compte et disparaître dans la nature… 40 ans après l'invention de la cryptographie asymétrique, c'est complètement absurde), les banques et organismes de paiement forcent de plus en plus l'utilisation de système d'authentification en deux temps. Entre autres, quand on paie par carte bancaire via Internet, c'est maintenant devenu la norme de recevoir un SMS avec un code de confirmation.
C'est un cataplasme sur une jambe en fibre de carbone, mais il n'empêche que c'est devenu une option non seulement par défaut, mais obligatoire. J'ai donc augmenté la proportion de trucs payés par Internet avec Bitcoin, mais enfin, c'est encore loin de suffire (un jour, peut-être…). Je suis donc allé voir ma banque en leur demandant de supprimer cette option. Impossible. Je suis allé voir quelques autres banques en leur demandant si c'était possible chez eux — les réponses se partageaient entre « je n'en ai pas la moindre idée » et « non ». À chaque fois, je passais pour un doux dingue et j'étais le premier à leur poser la question (ce qui m'a fait réaliser qu'en fait, tout le monde a un téléphone, au moins en France, et que ceux qui n'en n'ont pas ne font pas non plus leurs achats sur Internet).
J'ai donc pris rendez-vous avec la personne qui s'occupe de mon compte à la Banque Postale (au lieu de demander au hasard parmi les employé-e-s présents ce jour-là), et partant du principe que ces gens-là sont payés en fonction de leur capacité à garder leurs clients, j'ai menti et lui ai dit que s'il n'existait pas de solution, j'allais changer de banque. Elle s'est activement creusé les méninges, et a fini par me proposer l'option « e-carte bleue ». En gros, à chaque transaction, je peux générer un nouveau numéro de carte à usage unique, qui ne « contient » que la somme nécessaire à régler mes achats.
Je ne comprends pas pourquoi un tel système n'est pas plus répandu (la preuve, il a fallu à ma conseillère vingt bonnes minutes de recherche avant d'y penser), si j'avais su avant que ça existait, je m'y serais inscrit sans hésiter (surtout pour le prix minime de l'option, de l'ordre d'une dizaine d'euros par an). En tous cas, ça a résolu mon problème : avec un code à usage unique, il n'y a plus besoin d'une authentification en deux temps. Et je peux recommencer à faire des achats sur Internet comme je veux, de façon bien plus sécurisée qu'avant.
Autres systèmes utilisant une authentification en deux temps
Les fournisseurs de cartes bancaires ne sont pas les seuls à vouloir vous envoyer des SMS de confirmation. Tout un tas de services en ligne font tout leur possible pour que leurs utilisateurs utilisent ce type d'authentification. Sur mon compte Google, par exemple, on me demande régulièrement d'entrer un numéro de téléphone. Dans la majorité des cas, il suffit de répondre « non merci », et même si le bouton n'est pas franchement mis en évidence, ça reste une possibilité. Et la seule contrariété est que la question réapparaît à intervalles réguliers.
Parfois, ça n'est pas une option : je n'ai pas pu utiliser (enfin, tester) Coinbase à cause de ça. Tant pis pour eux ! D'autres fournisseurs de services « sensibles » (à qui l'on confie des mails, ou de l'argent) permettent l'utilisation de mécanismes plus intelligents, comme une authentification en deux temps basée sur des codes à usage unique à imprimer ou bien sur l'utilisation d'une clé PGP (un cookie pour le premier lecteur capable de deviner le site que j'ai en tête et qui utilise cette méthode).
En résumé, ça n'est pas un gros problème.
Ne pas pouvoir remplir les formulaires par Internet
Ah oui, sites marchands et autres, j'ai un message pour vous : si vous demandez un numéro de téléphone lors de l'inscription à votre système, sans expliquer à l'utilisateur pourquoi vous en avez besoin ; ou pire, si vous lui interdisez de laisser ce champ vide, allez faire de l'apnée nus dans le Kawah Ijen. Sérieusement.
Donc, au cours des derniers mois, j'ai souvent dû entrer « 0000000000 » comme numéro de téléphone pour pouvoir m'inscrire sur divers sites Web. Parfois, « 0600000000 » lorsqu'ils vérifient que le numéro a l'air honnête. Du coup, je suis désolé pour la personne qui a ce numéro, il est possible qu'il se soit fait spammer un peu :D
C'est un peu bête, mais ça ne m'a jusqu'ici rien causé d'autre qu'un léger agacement — à chaque fois qu'il est question de se faire livrer un produit quelconque, je précise avec ma commande « me contacter par e-mail uniquement, je n'ai pas de téléphone ». Pour la petite histoire, ça m'est arrivé de remplir un formulaire papier sous les yeux d'une employée pour une carte de fidélité quelconque. Je lui ai dit que je n'avais pas de téléphone, elle m'a dit qu'elle avait quand même besoin d'un numéro, j'ai rentré « 0000000000 » et je lui ai demandé si elle comptait vérifier que c'était le bon. Elle a rentré ça dans son ordinateur, qui n'a pas bronché, et j'ai eu ma carte de fidélité.
Ne pas pouvoir joindre facilement administrations et entreprises
On est en 2014, mais malgré ça, les services administratifs ou les entreprises commerciales sont encore très rarement joignables efficacement par e-mail. Ce qui est une honte, mais le problème reste entier : pour contacter un service public, une boutique ou un support commercial quelconque, le téléphone reste le moyen le plus sûr d'avoir une réponse. J'ai donc assez rapidement fini par acheter du crédit Skype pour pouvoir passer des coups de fil au besoin. Conclusion : ne le faites pas. Ça n'est pas très cher, mais le service est très mauvais, avec des temps de latence beaucoup trop grands. Il m'est arrivé plusieurs fois que mon interlocuteur raccroche au bout de quelques secondes, n'entendant personne au bout du fil, à cause du décalage audio.
Je suis donc allé voir la concurrence et ai acheté du crédit Google Hangouts. Et contrairement à Skype, là, ça marche parfaitement. Leurs prix sont vraiment honnêtes (2 centimes la minute vers les fixes, depuis n'importe où), et la qualité de la communication est nickel — même, par exemple, de la Russie vers la France. Le seul bémol est l'obligation de se créer du même coup un compte Google+, mais comme un concours de programmation m'avait déjà obligé à le faire, ça ne me gêne pas trop — et puis, je n'y publie rien et je n'ai quasiment pas de contacts.
Ne pas être joignable
Voir la section « avantages ».
Non, mais pour de vrai.
Non non, vraiment, ne pas être joignable est un vrai confort et c'est principalement ça qui a amélioré ma qualité de vie. Mais soyons honnêtes, ça n'a pas que des avantages : lorsque l'on a rendez-vous avec quelqu'un, c'est pratique de passer un petit coup de fil lorsqu'on y est pour se retrouver. Il a fallu m'adapter : donner des rendez-vous à des emplacements géographiques beaucoup plus précis à mes amis, et arriver un peu en avance. Et lancer des cailloux sur les amis susmentionnés lorsqu'ils ne sont pas à l'heure ^^
C'est un peu gênant, mais je me suis adapté (et je suis plus ponctuel qu'avant). Je me rends bien compte que le fait de ne pas avoir de téléphone est perçu comme un caprice un peu gênant pour les gens que je dois retrouver quelque part à une certaine heure ; mais en même temps, arriver à l'heure à l'emplacement précis est quand même (théoriquement) normal, donc je n'ai pas l'impression de demander l'impossible. Et en pratique, les gens s'adaptent bien et j'ai des amis (que je ne nommerai pas :D) qui ne sont pas ponctuels en temps normal, et qui font un effort lorsqu'ils ont rendez-vous avec moi. Victoire \o/
Ne plus pouvoir avoir de longues conversations téléphoniques avec ses proches
Je n'ai jamais aimé les conversations téléphoniques, donc je n'ai jamais eu ce type de conversations téléphoniques en y prenant du plaisir. Pour garder contact, je communique par e-mail, par IRC, par cartes postales et par Skype (oui, je sais, je devrais utiliser quelque chose de libre et de chiffré, mais allez expliquer ça aux gens technophobes). Et j'aime mille fois mieux avoir une longue discussion avec quelqu'un par visioconférence plutôt que par téléphone.
Ne pas pouvoir [insérer ici une possibilité quelconque des smartphones]
Je n'ai jamais eu de smartphone, donc je ne me rends pas bien compte. J'ai toujours bien vécu sans GPS, sans traducteur automatique, sans lampe torche, sans boussole, etc. Pour ce qui est de se divertir lors d'un trajet, j'ai une liseuse (qui peut même, en cas de besoin, se connecter à une borne Wi-Fi) et un lecteur MP3.
Avantages et changements positifs
Si j'ai continué l'expérience et que j'ai l'intention de la poursuivre tant que je peux, c'est que globalement, j'en suis content. J'ai déjà évoqué quelques raisons. Je suis plus ponctuel et mes amis le sont aussi, mes paiements en ligne sont significativement plus sécurisés qu'avant, et la motivation d'origine est toujours aussi pertinente : je ne suis plus géolocalisable. Ça me donne une réelle impression de liberté d'aller physiquement quelque part en me disant qu'aucun algorithme, aucune base de données, aucune agence n'est au courant de mes déplacements. Bien sûr, si quelqu'un voulait me cibler personnellement et me filer, cela lui serait toujours possible, mais mon activité en ligne serait compliquée à récupérer (et une partie significative de ma vie et de mes interactions avec le monde extérieur passe par Internet), et je ne peux pas vraiment lutter contre une filature physique. Mais il faudrait un mandat (un vrai) pour faire ça légalement, donc c'est rassurant.
Le second gros avantage, c'est au niveau du confort de vie. Avant de m'en débarrasser, je n'avais jamais remarqué à quel point la présence permanente d'un outil de communication dans sa poche était oppressant. En temps normal, on peut être dérangé n'importe quand, même si on est au milieu de quelque chose d'important, par une vibration dans sa poche (je suppose ici que le téléphone est en mode vibreur ; les gens qui en plus dérangent tous ceux dans leur environnement immédiat devraient être jetés dans le lac acide susmentionné). Et on a un besoin complètement irrationnel de savoir ce qui se passe, tout de suite. C'est peut-être important ! Qui sait ? Peut-être que je généralise — en tous cas, en ce qui me concerne, je n'exagère pas.
Lorsqu'on met le téléphone en mode silencieux, c'est pire : on pourrait à chaque instant recevoir un appel ou un SMS sans le savoir. Il faut donc vérifier le plus souvent possible que ce n'est pas le cas. On perd probablement un temps invraisemblable à jeter un œil torve à un écran vide de toute notification, mais ça ne change rien.
Sans téléphone… Pas de problème. Lorsque l'on fait une tâche quelconque — lire un livre, réfléchir à la preuve d'un théorème, discuter avec quelqu'un, profiter d'un bon repas, regarder un film, écrire un article de blog illisible car beaucoup trop long et totalement inintéressant, on la fait vraiment, sans une possibilité toujours ouverte d'être déconcentré, ou de se déconcentrer tout seul. C'est probablement quelque chose que tout le monde connaît déjà : quand on fait du sport, ou qu'on va au cinéma ou au théâtre, on est pris à 100% par ce qu'on est en train de faire (a priori, tout du moins), on est pas constamment en communication potentielle avec l'extérieur. Imaginez ça, en permanence. Joie, bonheur, Zen et qualité de vie significativement améliorée.
Les gens ne peuvent plus, soudainement, décider de se manifester dans ma vie à l'improviste. À part en venant chez moi, mais ça nécessite une plus grande quantité de motivation, donc ça n'arrive qu'en cas d'urgence ou de bonne surprise. De toute façon, lorsque je suis chez moi (ou que je travaille) et que l'on m'envoie un mail (ou un message instantané), je le lis rapidement, donc ça couvre déjà une bonne partie des cas d'utilisation du téléphone. En fait, après en avoir parlé avec des gens, une très grande majorité de raisons pour lesquelles on aurait besoin de me transmettre de l'information tombent dans la catégorie « faisable par mail », ou bien « non urgent ».
Oui oui, je suis parfaitement conscient de à quel point ce dernier paragraphe doit me faire ressembler à un control freak, tant pis :D
À part ça, quelques derniers trucs auxquels je pense, qui ne pèsent pas vraiment dans la balance, mais que je mentionne par souci d'exhaustivité. Ne pas avoir de téléphone économise du temps (si on met bout à bout toutes les fois où on jette un coup d'œil sur son téléphone…), de l'argent et du poids à transporter. Ça crée spontanément des conversations parce que ça n'est pas commun. C'est une raison en moins de procrastiner (j'ai dû passer un temps absurde sur des jeux débiles de téléphone portable, et pourtant, c'étaient loin d'être des bons jeux, je parle des trucs fournis de base avec les OS des vieux Nokia/Samsung).
Conclusion
Ne pas avoir de téléphone c'est bien :D Bon, faire du prosélytisme n'aurait absolument aucun sens — pour des tas de gens, avoir et utiliser un téléphone portable n'a rien d'un choix. Mais bon, mon expérience a l'air de montrer que ce n'est pas le cas de tout le monde, que l'on peut s'en sortir sans et que ça peut même être plutôt enthousiasmant. Bon, je pourrais écrire à peu près n'importe quoi ici, parce que personne ne va lire cet article en entier de toute façon. Ça tombe bien, je suis sacrément mauvais lorsqu'il s'agit d'écrire des conclusions.